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Dans les rapports entre l’État et les autorités religieuses, il existe une collaboration élégante, teintée de méfiance et de prudence, comme s’il s’agissait d’un pouvoir exercé de concert. En effet, cet équilibre démocratique, cette stabilité politique qui distingue le Sénégal des autres pays de la sous-région, découle d’une cohabitation fabuleuse entre les familles religieuses et les autorités politiques. D’où l’importance de l’intermédiaire qui joue un rôle clé dans la résolution de tous types de conflits sociaux internes. Sous cet angle, SeneNews a mené une enquête afin de faire le point sur l’influence réelle sur l’expression démocratique. Des désaccords ont parfois émaillé cette entente entre deux puissances si particulières. Les guides religieux sont présents dans tous les domaines de la vie, y compris comme influenceurs de l’opinion publique sur la politique. La résilience du Sénégal face aux multiples enjeux est certainement due, en partie, à cette particularité. Les familles religieuses, tout comme les politiques, jouent un rôle corrélatif dans la pacification de l’espace politique. Pour les premières, elles représentent des espaces religieux sanctuarisés, mieux encore, des périmètres protégés que les autorités politiques doivent respecter sous peine de compromettre leur avenir. Dans ces conditions, l’État ne peut exercer un contrôle total sur ces territoires. Ainsi, les autorités étatiques agissent avec précaution dans l’exercice de leurs pouvoirs respectifs. C’est notamment le cas avec les célébrations religieuses, qui sont des violations manifestes de la loi de 1978 relative aux réunions et occupations de la voie publique. Cette tolérance de l’État s’explique par des égards réciproques et contribue, dans une large mesure, à l’exception sénégalaise en matière de stabilité politique. Comme le rappelle Bakary Samb, enseignant-chercheur au Centre d’études des religions de l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis, le rapport entre les chefs religieux et l’État existe depuis l’époque coloniale. Pour la petite histoire, lors du référendum de 1958, le général de Gaulle s’était tourné vers les deux plus puissantes confréries soufies de l’époque, les Tidianes et les Mourides, pour s’assurer du soutien nécessaire afin que la communauté franco-africaine l’emporte. Léopold Sédar Senghor, premier président de la République du Sénégal en 1960, a gouverné le pays jusqu’en 1980. Bien que de confession chrétienne, il a mené sans heurts une nation à 90 % musulmane. L’ancien chef de l’État s’est inscrit dans la continuité de cette cohabitation en inaugurant un modèle de collaboration, voire de diplomatie, entre l’État et les familles religieuses. Senghor avait rapidement compris que les familles religieuses géraient des parcelles de pouvoir. Bien que ces pouvoirs ne soient pas constitutionnels, ils sont réels et d’ordre social, et ne peuvent être négligés. Partant de cette réalité, il avait instauré un système de dialogue et de concertation permanents. L’exemple le plus frappant est la mise en place du code de la famille, pour laquelle il a fallu pas moins de 13 ans de discussions, avec une forte implication des chefs religieux.

De l’époque coloniale à nos jours : les chefs religieux au cœur de la vie politique

Par la suite, à chaque moment crucial ou en période de crise, les familles religieuses ont toujours été sollicitées par les autorités. En 1988, Abdou Diouf fut le premier chef d’État à bénéficier d’une consigne de vote religieuse. Le khalife général des Mourides, Serigne Abdou Lahad Mbacké, avait déclaré que quiconque ne voterait pas pour Diouf trahirait l’enseignement de Cheikh Amadou Bamba, le fondateur du mouridisme. Abdou Diouf entretenait des relations étroites avec les chefs religieux, notamment avec Serigne Abdou Lahad Mbacké. À tel point qu’à une époque, une rumeur avait couru selon laquelle le deuxième président du Sénégal aurait donné sa mère, Adjaratou Coumba Dème, en mariage au khalife des Mourides. En réalité, au Sénégal, l’influence des familles religieuses a toujours été une réalité depuis les indépendances. D’une manière officieuse, certains chefs religieux n’hésitaient pas à se déplacer au palais pour rencontrer directement le chef de l’État. Par exemple, Mame Abdou Aziz Dabakh et Mame Seydi Thiaw Laye se rendaient souvent au palais de la République pour discuter avec le président Abdou Diouf des crises. Pour le 3e président du Sénégal, Abdoulaye Wade, qui a gouverné de 2000 à 2012, la « mouridisation » a marqué son mandat. Il s’est prosterné devant son marabout, Serigne Saliou Mbacké, alors Khalife général des Mourides, au lendemain de son élection. Malgré les polémiques, le Pape du Sopi a multiplié les signes de son appartenance au mouridisme. L’ancien président libéral a même essuyé une réaction publique des dirigeants d’autres confréries après avoir annoncé, en décembre 2007, le lancement d’un programme de modernisation de la ville sainte de Touba doté d’une enveloppe de 100 milliards FCFA sur cinq ans. Le président Macky Sall n’a pas dérogé à cette règle. Le 4e président du Sénégal a intégré dans son budget un programme de modernisation des cités religieuses. En décembre 2018, à l’approche des élections, l’ancien chef de l’État a inauguré l’autoroute de Touba, reliant la capitale à la ville sainte. Ainsi, l’influence des familles religieuses a toujours été réelle, car elles jouent un rôle de régulateur et de stabilisateur social, des rôles extrêmement utiles à ne pas négliger. Tout récemment, lors des manifestations de 2021 sous le régime du président Macky Sall, c’est l’actuel Khalife général des Mourides qui avait désamorcé la crise. Conscient de ce rôle des familles religieuses dans la gestion de l’État, l’actuel président du Sénégal, Bassirou Diomaye Faye, a annoncé la création d’une direction des affaires religieuses et de l’insertion des diplômés de l’enseignement arabe à la présidence de la République. Cette direction comprendra le Bureau des affaires religieuses et le Bureau de l’insertion des diplômés de l’enseignement arabe. Cette démarche s’inscrit dans la volonté de réaffirmer l’engagement constant à améliorer la vie communautaire et religieuse pour un Sénégal plus juste et prospère, dans la paix, la stabilité et la concorde nationale. Entre Serigne Fallou Mbacké et Léopold Sédar Senghor, entre Abdou Diouf et Serigne Abdou Lahad Mbacké, entre Abdoulaye Wade et Serigne Saliou Mbacké, l’on constate que les liens de concertation, de discussion et de gestion commune pour impliquer les familles religieuses dans la gestion des affaires de l’État étaient très forts, comme l’illustrent les relations avec la ville sainte de Touba. Sur le plan économique, les familles religieuses collaborent avec le gouvernement de manière indépendante. De nombreux chefs religieux ont investi dans l’agriculture, mais de façon autonome. Par exemple, Serigne Saliou Mbacké avec Khelcom a bénéficié de facilités pour l’acquisition des terres, mais il a toujours géré de manière autonome. De même, Serigne Mansour Sy, très impliqué dans la gestion des terres, n’a jamais interféré dans les politiques économiques de l’État.

Imam Kanté : « Cela n’a jamais été un fleuve tranquille »

Cependant, les chefs religieux ont toujours su se conformer aux politiques publiques. Le président Senghor avait instauré une politique agricole pour développer l’agriculture. Concernant Yoff, la famille Layenne a offert toutes les unités des Parcelles Assainies au gouvernement dirigé à l’époque par le président Abdou Diouf. Ce type de collaboration est représentatif des relations entre les chefs religieux et les chefs d’État. Ayant compris cet aspect, la quasi-totalité des politiques cherchent à gagner des voix, à renforcer leur légitimité ou à utiliser les confréries comme levier d’influence sur les plans politique, économique et social. Bien que le Sénégal semble immobilisé par cette interdépendance des sphères politiques et religieuses et que tout paraisse harmonieux, il y a eu des couacs et des désaccords. En réalité, les familles religieuses n’ont pas toujours eu l’attitude attendue par les hommes politiques. De même, au sein des familles religieuses, les opinions politiques varient. À Touba et à Tivaouane, par exemple, des membres de la famille du khalife avaient des sensibilités politiques différentes, créant des contradictions. Par exemple, Al Makhtoum était opposé au président Léopold Sédar Senghor, tandis que Serigne Babacar Sy à Tivaouane était un ami proche du premier président du Sénégal, qui l’appelait « Papa ». Imam Makhtar Kanté explique qu’à Touba, il y a eu des tensions lorsque Serigne Abdou Lahat Mbacké avait donné un Ndiguel affirmant que quiconque ne votait pas pour Abdou Diouf trahissait Serigne Touba. « Nombreux sont les talibés qui n’avaient pas cette sensibilité et qui étaient des partisans d’Abdoulaye Wade. Il y a eu beaucoup de morts avec le parti des Moustarchidines, à l’époque où Djibo Leyti Ka était ministre de l’Intérieur. Des affrontements ont causé une dizaine de morts. Ces faits montrent que cela n’a jamais été un fleuve tranquille », rappelle l’imam de la mosquée de Point E. Rappelons que tout avait commencé avec un meeting organisé par la Coordination des Forces Démocratiques (CFD), un regroupement de cinq formations politiques de l’opposition, pour protester contre le climat social, conséquence en partie de la dévaluation du FCFA et des interdictions de manifestations. Cette rencontre avait vu la participation des Moustarchidines. Leur responsable moral, Moustapha Sy, fils du guide religieux Serigne Cheikh Tidiane Sy, avait été arrêté et placé sous mandat de dépôt en octobre 1993. Moustapha Sy avait déclaré lors d’une rencontre publique « qu’il pouvait tuer le chef de l’État Abdou Diouf, mais que cela ne l’intéressait pas ». Le chef religieux avait également affirmé « connaître les assassins du juge Me Babacar Sèye ». Moustapha Sy avait donc été inculpé pour « actes et manœuvres de nature à troubler l’ordre public ». Son mouvement, opposé au pouvoir, avait participé au meeting organisé sur les Allées du Centenaire, au rond-point situé à la hauteur de la rue 25 de la Médina. Hors de contrôle, des militants avaient demandé aux leaders de marcher sur le palais présidentiel. Six policiers avaient été tués et d’autres blessés et hospitalisés lors de cette manifestation. Ces deux parties prenantes du pays sont donc contraintes de dialoguer, mais le dialogue, étant un acte humain, est imparfait. Parfois il réussit, parfois il y a des couacs dus aux tempéraments et aux intérêts explicites ou implicites des personnes. Soutient Imam Kanté, « il est assez rare que le khalife général soit directement impliqué, mais dans son entourage, il y a eu des désaccords à ne pas négliger. Si le khalife adopte une position qui n’est pas acceptée par ses proches, cela crée une instabilité pour le pays. Léopold Sédar Senghor a rencontré de nombreux problèmes avec cinq chefs religieux concernant le code de la famille. À l’institut islamique, un individu avait failli tirer sur lui. À Kaolack, Baye Niass avait adressé des avertissements clairs lorsque Senghor a tenté d’interdire la prière du vendredi. L’ancien président avait également emprisonné des imams. » En fin de compte, l’observation de la vie sociopolitique depuis les indépendances montre que le pays a connu de nombreuses accointances entre acteurs politiques et religieux lors des moments décisifs. Le rôle des familles religieuses dans la stabilité politique est souvent évoqué comme un levier important. Toutefois, de plus en plus, les jeunes expriment des contradictions. Ils ont des opinions et une sensibilité politique propre. Ils réclament une meilleure prise en compte de leurs préoccupations, qui sont davantage liées à la situation économique qu’à l’identité religieuse.