Il y a des tragédies qu’aucune nation ne devrait tolérer. Des morts qu’aucune République ne devrait accepter. Des vies qu’aucun État ne devrait sacrifier. Mais au Sénégal, les murs tombent. Les immeubles s’effondrent. Les corps s’écrasent. Les familles pleurent. Et pourtant, l’État regarde. Les autorités se taisent. La société s’habitue.

Le 8 mai 2025, un immeuble de cinq étages s’effondre à Ngor, tuant deux personnes, dont un expatrié, et blessant plusieurs autres. Une scène de chaos. Des familles endeuillées. Des destins brisés. Mais déjà, l’affaire disparaît des radars. Reléguée derrière les petites polémiques du jour. Enterrée comme les victimes.

Mais ce n’est pas un fait divers. C’est un drame structurel. Un échec systémique. Une honte nationale.

Quelques semaines plus tôt, le 11 mars 2025, à la Cité Keur Gorgui, trois ouvriers meurent, écrasés après la chute du 8e étage d’un immeuble en construction. Aucun harnais. Aucun garde-corps. Aucun dispositif de sécurité. Des hommes morts au travail. Des familles détruites. Mais pas de coupable. Pas de responsable. Pas de justice.

Avant eux, c’était la Médina. Le 7 novembre 2024, un balcon s’effondre rue 3 x 8, tuant Mamadou Bobou Ba, jeune vendeur de café. Deux mois plus tôt, six personnes, dont un bébé, gravement blessées par la chute d’une dalle, rue 7 x Blaise Diagne.

Et avant eux encore, Khar Yalla. Janvier 2024. Sept morts. Vingt blessés. Un immeuble effondré. La même rengaine : compassion, oubli, silence.

Le béton sénégalais est malade. Et l’État, absent.

Qui est responsable ?

Qui a validé ces plans ?

 Qui a autorisé ces chantiers ?

 Qui a contrôlé ces travaux ?

 Qui a fermé les yeux ?

Et surtout… qui rendra des comptes ?

Dans ce secteur, tout le monde construit. Tout le monde est « maître d’œuvre. » Tout le monde est « ingénieur. » Pas besoin de diplôme. Pas besoin de licence. Pas besoin d’assurance. Pas besoin de norme. On bâtit parce qu’on peut. On monte des murs parce qu’on veut. On vend des plans copiés.

Et au milieu de ce chaos, l’État regarde. L’État encaisse. Mais l’État ne régule pas. L’État ne protège pas.

Un secteur vital, mais abandonné

L’immobilier pèse 9 % du PIB national. Il est l’un des premiers employeurs directs et indirects. Il est la clé de l’urbanisation, de l’inclusion, de l’attractivité urbaine. Et pourtant, il est livré à l’anarchie. À l’informel. À la corruption.

Chaque immeuble sans étude de sol est une bombe à retardement. Chaque dalle sans renfort est une sentence en suspens. Chaque balcon bricolé est un piège mortel.

Et pendant ce temps, les agents de l’urbanisme ferment les yeux. Ou pire : les ferment en échange d’une enveloppe.

Une orientation suicidaire et une faute historique

Aujourd’hui, je déplore avec la plus grande gravité que le Ministre de l’Urbanisme lui-même annonce vouloir faire de l’auto-construction le fer de lance du plan sectoriel du logement dans l’Agenda 2050.

C’est un acte criminel. Une irresponsabilité monumentale. Une faute historique.

Car la construction n’est pas et ne doit jamais être l’affaire d’amateurs. Construire, ce n’est pas empiler des briques. Ce n’est pas braver les lois physiques. Ce n’est pas improviser avec la vie des gens. Construire est et doit demeurer l’œuvre des professionnels. Des ingénieurs qualifiés. Des architectes agréés. Des entreprises certifiées.

Mais pire encore, le Ministre promet de construire 500 000 logements sociaux. Et je le dis sans trembler : c’est 500 000 tombeaux à ciel ouvert qu’il prépare.

Oui, 500 000 tombeaux si ces logements sont construits sous le même modèle d’auto-construction, sans encadrement, sans normes, sans contrôle.

En voulant résoudre la crise du logement par l’auto-construction massive, il institutionnalise l’improvisation, officialise l’informel, légitime le bricolage. En clair, il transforme chaque futur toit en une future menace. Chaque futur foyer en une potentielle tragédie.

Et cette orientation prouve que l’immobilier sénégalais est vraiment orphelin. Car dans quel pays sérieux, soucieux de ses citoyens, confierait son avenir bâti à des amateurs, à des bricoleurs, à des tâcherons ?

Dans quel pays responsable, le Ministère ferait de la dérégulation sa politique sectorielle ?

L’Inspection Générale du Bâtiment : une institution fantôme

Je m’interroge aussi : quel est le rôle réel de l’Inspection Générale du Bâtiment (IGB) ?

Où sont ses contrôles ?

 Où sont ses rapports ?

Où sont ses alertes ?

Où sont ses sanctions ?

L’IGE existe-t-elle pour protéger le public ou pour collecter des dessous de table ? Car sur le terrain, je ne vois que silence, absence, complaisance.

Pendant que les murs tombent, l’IGB dort. Pendant que les vies s’écrasent, l’IGB encaisse. Pendant que les violations prolifèrent, l’IGB se tait.

Un Conseil de l’Urbanisme disparu depuis 1988 : une faillite institutionnelle

Mais il y a pire. Un chiffre qui glace. Le Conseil de l’Urbanisme ne s’est pas tenu depuis 1988.

Trente-sept ans de silence. Trente-sept ans d’inaction. Trente-sept ans sans dialogue entre l’État, les experts, les citoyens.

Dans quel pays sérieux, soucieux de son avenir urbain et de la vie de ses citoyens, peut-on rester plus de trois décennies sans convoquer le Conseil de l’Urbanisme ?

C’est une abdication institutionnelle. Une faillite de gouvernance. Un désert de vision.

Et le résultat est là : spéculation immobilière galopante, urbanisation anarchique, promiscuité, constructions illégales, immeubles fragiles, quartiers saturés, morts à pleurer.

Nous payons aujourd’hui le prix de ces trente-sept ans d’aveuglement volontaire.

Ce qu’il faut : une Agence forte, indépendante, audacieuse

Ce drame appelle une réforme radicale. Pas des demi-mesures. Pas des slogans. Pas des rustines.

Le Sénégal doit créer l’Agence pour la Promotion et de Regulation de l’Immobilier Sénégalais (APRIS). Une institution indépendante, dotée d’un vrai pouvoir, de ressources suffisantes, d’un mandat clair.

L’APRIS devra :

  • Créer un registre national des professionnels agréés, consultable par le public.
  • Superviser numériquement et traçablement tous les permis de construire.
  • Auditer systématiquement chaque chantier avant, pendant et après travaux.
  • Publier la cartographie annuelle des immeubles à risque.
  • Coordonner un plan national de réhabilitation des bâtiments vétustes, surtout dans les quartiers historiques comme la Médina.
  • Émettre des certifications obligatoires avant livraison de tout bâtiment.
  • Servir de guichet unique entre l’État, les collectivités, les citoyens, et les acteurs privés.

Car l’immobilier n’est pas qu’un secteur économique. C’est un pilier de justice sociale. Un levier de dignité urbaine. Un instrument de souveraineté.

Si l’État n’agit pas, il sera complice.

Chaque mur qui tombe accuse. Chaque vie ensevelie témoigne. Chaque silence officiel condamne.

Demain, un autre immeuble s’effondrera. Une autre famille pleurera. Une autre rue deviendra un cimetière de béton.

Et nous redirons les mêmes mots. Nous verserons les mêmes larmes. Nous regarderons les mêmes images. Nous oublierons les mêmes morts.

Mais ce n’est pas un malheur. C’est une faute. Une trahison. Un crime institutionnel.

L’État n’a plus le droit d’être spectateur. Il doit redevenir régulateur. Protecteur. Acteur.

Ce n’est plus un choix politique. C’est une urgence nationale.

Créer l’APRIS n’est pas une option. C’est un impératif historique.

Sinon, nous continuerons d’enterrer nos enfants sous les ruines de notre indifférence.


Abdoul K. Diedhiou

Président, Fédération des Agences et Courtiers Immobiliers du Sénégal (FACIS)